Hypérion
Le monde est plein de fous, et qui n'en veut point voir doit s'enfermer tout seul et casser son miroir
Sottises de la semaine, Séguier Frères, 1790
Textes / Articles

Après le chaos, le réveil du citoyen ?



L’Europe s’alarme du résultat des urnes en France, en Allemagne, en Italie... D’autres, à l’Est comme à l’Ouest, se frottent les mains. L’inquiétude est partout, justifiée par le Brexit, l’avènement de M. Trompe (on ne saurait le désigner autrement), le despotisme du nouveau sultan d’Ankara, la radicalisation des postures politiques, l’inflation des cours du pétrole, le reniement des engagements en faveur d’un monde plus paisible, « durable » et moins dangereux... Il reste ainsi à se demander ce que l’on pourrait penser d’autre que le pire, qui est déjà là.
Je propose de renverser la perspective, non parce que je serais optimiste, mais parce que je suis pessimiste depuis si longtemps que cela m’a procuré comme une sorte de vaccination bien utile.
Le renversement dont il est question est déjà amorcé aux États-Unis d’Amérique. Sous M. Obama et avec la perspective de Mme Clinton pour lui succéder, les états-uniens prospéraient dans une bulle confortable mais déréalisée. Ils s’imaginaient vivre dans une démocratie progressiste, œuvrer à la paix dans le monde, améliorer les conditions de vie des plus pauvres, leur « couverture de santé », leur « modèle d’éducation », contribuer à l’amélioration de la « gouvernance mondiale », ce mythe idiot et cynique. Ils étaient confiants, mais surtout abrutis par une bière insipide et des « réseaux sociaux » qui se réveillent avec la gueule de bois. Désormais, ils ont M. Trompe à la place d’un homme élégant, distingué, « smart », et poussent des cris d’orfraie. Mais cette irrésistible ascension n’est-elle pas une bonne nouvelle pour les consciences assoupies ? Ne devons-nous pas nous réjouir de ce que le Père Ubu ait pris la place qui lui était réchauffée de longue date ?
En ces temps de consensus mou, après plus de sept décennies de paix relative ponctuée seulement par le rappel des guerres coloniales et postcoloniales, nous avions peut-être en effet besoin — un besoin difficile à qualifier, sinon à avouer — de nous retrouver enfin face à la question de nouveau incontournable de la résolution des contradictions majeures de sociétés ne pouvant manifestement plus persister dans le sens qu’elles avaient adopté comme s’il était irréversible.
« À quelque chose malheur est bon », revendique une vieille sagesse populaire, rarement mise en défaut. Aussi périlleux en soit le chemin, aussi inquiétants en soient les contours, je gage que c’est ce qu’il doit advenir d’une vie politique et d’une société civile états-uniennes qui avaient perdu leurs repères fondamentaux ainsi que les motifs nécessaires de se mobiliser sérieusement. Par analogie, je pense que quelque chose de semblable adviendra au peuple britannique, lequel éprouvait peut-être également le besoin d’atteindre un niveau extrême de caricature afin de toucher du doigt tel Thomas la vacuité de ses prétentions à reprendre une route adverse, au motif qu’il vivrait mieux et plus grassement dans l’éloignement et le mépris de la communauté et de ses règles...
En ce qui concerne la France, dont le chaos actuel préoccupe non seulement ses voisins, mais aussi une bonne part de la planète qui lui accorde encore un crédit tout à fait excessif, la situation et les perspectives sont comparables. Tout le monde fait comme si le parti populiste, nationaliste et xénophobe que les sondeurs (dont on sait quoi penser) créditent du plus fort quota de voix (virtuelles), ce parti pouvait imposer ses vues tant au pays concerné qu’à l’Europe sur le mode : soixante ans en arrière et tous les ponts coupés !... Mais cette présentation relayée en boucle par les médias de grande diffusion nationaux, européens et internationaux, à quoi sert-elle d’autre qu’à entretenir des craintes originaires et des réflexes d’allergie qui ne débouchent sur aucune prise de conscience véritable, aucune réaction utile ? De fait, si « la France ne va pas bien », assurément, ce n’est pas en la mettant sous assistance respiratoire qu’on l’aidera à « triompher de ses démons ». Mais, au contraire, en faisant confiance à ses citoyens qui en savent plus long que sondeurs et « experts » sur la nécessité de purger (avec sérénité, sans violence) les incohérences et contradictions accumulées de si longue date sur tant de fronts.
En Allemagne, en Italie, en Autriche, en Hongrie, aux Pays-Bas, en Espagne… le scénario ne devrait pas non plus se révéler très différent, en dépit ou en raison même de l’abondance des signes de dégradation de la vie publique qui ont proliféré ces derniers mois et semaines. Que l’on estime cela regrettable ou pas, force est de constater, en effet, qu’il faut toujours un niveau de menace élevé pour que l’homme se lève, retrouve un peu de dignité, accepte de combattre à nouveau pour ce qui lui apparaissait « essentiel », enfin, qu’il envisage de sacrifier non seulement son confort ordinaire mais peut-être aussi sa vie afin de préserver ce qu’il se souvient que d’autres ont obtenu de haute lutte avant lui.


Texte publié comme « Opinion » par La Libre Belgique le 27 février 2017
Voir tous les articles